Working Paper n° 8

Norbert Elias
et l'effondrement de la civilisation :
les Studien über die Deutschen

Olivier REMAUD

Research Fellow de l’Alexander von Humboldt-Stiftung

Septembre 2002

Centre Franco-Allemand de Recherches en Sciences Sociales
Centre Marc Bloch
Schiffbauerdamm 19
D-10117 Berlin

«En fait, le problème de la civilisation s'est présenté à moi comme un vrai problème personnel, lié au grand effondrement du comportement civilisé, à la poussée de barbarie, complètement inattendue, tout bonnement inconcevable, qui s'est déroulée sous mes yeux en Allemagne» (Studien über die Deutschen, 1992: 45) ? ? Il s'agit ici de faire une lecture suivie de l'ouvrage dans lequel Elias mesure, peut-être avec le plus de clarté, les enjeux historiques du nécessaire travail d'«auto-distanciation» (Selbstdistanzierung). Nous avons traduit tous les passages cités.

Toute réflexion sur l'expérience du présent doit certainement définir la notion d'intérêt afin d'expliquer l'objectivation du passé. L'historien n'est jamais un sujet neutre et désintéressé. C'est toujours son intérêt présent qui le conduit à s'engager dans le passé. Dans la mesure où l'intérêt actuel guide la recherche des faits passés, l'histoire peut être dite «contemporaine». Elle enseigne qu'il n'y a de véritable compréhension historique qu'à la condition de pouvoir retrouver des traits communs entre le passé et le présent (cf. Croce 1989). Mais les mutations accélérées des cadres sociaux-politiques du siècle dernier n'obligent-elles pas à briser la ligne continue que cet intérêt trace, le plus souvent de manière idéale, entre les multiples dimensions du temps collectif ? La logique de la mémoire contemporaine est-elle réductible au mécanisme de la conscience historique ainsi définie ? La récente sortie de l'âge des totalitarismes et de la guerre froide fournit l'occasion de redonner la parole à des mémoires communes qui semblaient condamnées au silence. Plus que jamais, la réflexion sur l'histoire doit prendre en compte la dimension qualitative, autrement dit «perceptive» et forcément «sélective», de la mémoire (Pomian 1999: 263-342). L'historien ne reconstruit pas que des faits. Il est régulièrement confronté à des blocs d'événements vécus. Les sociétés modernes se stratifient de plus en plus. Elles ne peuvent actualiser en même temps tous les paramètres généraux de leurs champs d'expérience. Si le passé historique proche est douloureux, il devient plus difficile encore de lui rattacher un quelconque présent.

Chacun peut dès lors être amené à chercher un héritage plus ancien à son actualité, quitte à altérer ce passé. Dans ces conditions, l'acte de la compréhension historique change nécessairement de nature. L'intérêt actuel demeure bien le critère principal de la recherche historique mais il doit intégrer les différentielles spécifiques de la mémoire. Dans les Studien über die Deutschen. Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Norbert Elias confronte ses propres thèses sur le processus de civilisation à la violence du siècle traversé. Toutes les études de ce recueil, paru en 1989, sont unies par un même fil directeur, celui des fluctuations du «sentiment de soi national» (1992: 416). Comment interpréter, durant l'histoire allemande, la faiblesse de l'autocontrôle, l'amour de la contrainte extérieure, de la discipline ou bien du hiérarchisme, ainsi que l'acceptation progressive de la violence généralisée ? Quels liens existe-t-il entre les dérèglements de l'identité collective et la perpétration du génocide ?

Selon Elias, on ne peut envisager de démêler ces questions que si l'on distingue d'abord les modalités sociales et psychologiques qui ont facilité l'inscription du «système de croyances national-socialiste» dans les esprits. Aussi préconise-t-il d'examiner les métamorphoses de l'«habitus national allemand» dans le cadre d'une méthode historiographique qui privilégie l'axe de la longue durée. En se bornant au seul contexte de l'apparition du mouvement hitlérien, on s'interdirait de comprendre le rôle du modèle de civilisation dans l'évolution de la conscience nationale.

Des critiques ont été formulées sur le manque d'originalité, voire l'inexactitude des thèses avancées dans les Studien über die Deutschen (cf. Herf 1997). A l'évidence, le choix de publier une «biographie» de l'Allemagne (1992: 233) ne transforme pas Elias en un historien de métier prioritairement attentif à la contingence complexe des circonstances. Dans ses analyses sur le sentiment de l'humiliation, l'absence de culture bourgeoise autonome, le militarisme prussien, l'adoption des conduites de violence par les classes moyennes, l'ascension d'Hitler ou encore la genèse du terrorisme dans l'Allemagne de l'Ouest des années 1960-1970, il s'intéresse plutôt à la cohérence globale des dynamiques de développement. Conformément à sa méthode, il cherche à débusquer les continuités sous-jacentes et les réseaux de conditions qui ont formé le terreau de la violence nazie, sans pour autant confondre l'influence avec la causalité, ni l'explication historique avec le déterminisme des époques. Notre intention n'est pas ici d'évaluer le caractère original ou imité, exact ou inexact, des réflexions d'Elias sur l'identité allemande, mais de présenter les grandes lignes d'un ouvrage, par ailleurs peu commenté et non encore traduit en langue française, afin de le réinscrire dans l'économie générale d'une réflexion déjà constituée sur les affects politiques et d'interroger, de l'intérieur, ce qu'il faudrait bien appeler le processus fragile de la civilisation.

1. A l'occasion du procès d'Adolf Eichmann, qui s'est déroulé à Jérusalem entre le mois d'avril et le mois de décembre 1961, Norbert Elias écrit un essai, resté longtemps manuscrit et intitulé Der Zusammenbruch der Zivilisation, dans lequel il s'efforce de débrouiller l'écheveau de la catastrophe allemande (1992: 391-516). Confronté au problème du mal absolu, le sociologue qui a formalisé l'idée de «processus de civilisation» tente de répondre au paradoxe du surgissement de la barbarie méthodique dans une société contemporaine. Si la formation de l'Etat moderne centralisé s'accompagne généralement d'une augmentation de la capacité individuelle à maîtriser ses pulsions, comment l'organisation scientifique de l'extermination a-t-elle pu devenir imaginable ?

Dans sa relecture de l'histoire allemande, Elias isole plusieurs traits spécifiques de la conscience nationale. En premier lieu, le peuple allemand s'est toujours senti plus ou moins menacé par les puissances limitrophes de son territoire. Affaiblie par les incessantes guerres de frontières, sa position médiane et l'angoisse répétée de l'invasion, la «nation allemande» ne parvient pas à se construire une identité forte autour d'une unité stable, malgré le glorieux passé de l'empire. Marquée par une évolution discontinue, elle se développe mais en se fragmentant, à la différence des nations anglaise, française ou hollandaise qui connaissent plusieurs phases successives de centralisation étatique. L'anémie structurelle de l'Etat, rendu littéralement exsangue par la Guerre de Trente ans, produit une conscience de soi plutôt faible qui idéalise en retour les valeurs militaires. A partir de 1871, dans le mouvement d'une unification tardive, la bourgeoisie et les associations étudiantes adhèrent ainsi au code d'honneur de l'aristocratie. La hausse résultante du nombre des duels démontre le pouvoir symbolique d'une conduite de classe sociale. Le duel devient un devoir qui témoigne de la capacité des individus à obtenir satisfaction en épousant les règles combatives de la «bonne société». Un modèle de personnalité, qui méprise la négociation des conflits, se trouve plébiscité. Cette appropriation des normes guerrières intensifie la militarisation de la société sans pour autant remédier à la perte des idéaux nationaux. La défaite de 1918 est ressentie comme une humiliation traumatisante qui accentue l'impression d'une lente chute d'un rang supérieur à un rang inférieur.

Ce contexte historique place le pays dans une situation singulière (Sonderweg). A l'opposé des autres nations qui ne surestiment pas leur passé, ni ne blâment leur présent, le sentiment national allemand oscille entre la «fierté» et l'«hubris». Les intermittences de son développement politique concourent à approfondir le désaccord entre l'«idéal national» du passé et la morne «réalité nationale» du présent (1992: 419). Elias note à ce propos que les Allemands ne disposent pas d'images d'appartenance positives qui leur permettent de se reconnaître mutuellement, et tacitement, comme membres d'une même nation. Il leur manque un «shibboleth collectif» (1992: 421). Les figures d'identification - ou les contre-images - sont trop rares. L'Allemagne n'a pas connu de Cromwell, de Jefferson ou encore de Marat qui aient osé contester l'autorité au point de modifier en profondeur l'ancienne société stratifiée. Frédérick le Grand et Bismarck incarnent une tradition autocratique tandis que Goethe et Beethoven sont des héros de la Kultur, des «apolitiques» qui ne font pas l'histoire (1992: 424-425, 439-440).

Toutes les réflexions d'Elias sur le duel, la bourgeoisie wilhelminienne ou le rôle déstabilisateur des Freikorps durant la République de Weimar soulignent le renforcement de l'ethos guerrier dans la société allemande. Les conduites de violence se répandent, jusqu'à investir la sphère de la Kultur avec la littérature de Jünger (1992: 274-281), et l'apparition d'institutions parlementaires n'entraîne aucune démocratisation parallèle des attitudes et des convictions. L'acceptation républicaine du Traité de Versailles signe une défaite doublement externe et interne, militaire et psychique (1992: 530). Elle a pour effet direct d'augmenter les tensions entre d'une part, un gouvernement qui ne dispose pas vraiment du monopole de la violence dans la mesure où il ne maîtrise qu'une partie de la police comme de l'armée et d'autre part, la société civile dont l'éclatement en petits groupes opposés entretient les désirs de conspirations antirépublicaines. L'équilibre entre les contraintes extérieures et les auto- contraintes individuelles semble rompu. L'aversion à l'égard du parlementarisme peut se lire comme le symptôme d'un ratage massif de l'autocontrôle qui rend tout compromis inacceptable. Le contexte de la République de Weimar, dont le visage s'apparente à celui de Janus, prépare insensiblement la revanche de la contrainte externe. En rapportant l'un des slogans de l'époque, «sans monarchie, c'est l'anarchie», Elias observe que le refuge dans une mystique nationale, qui mobilise à nouveau la figure d'une autorité centrale apaisante, réhabilite l'argument de l'extraordinaire (1992: 414). L'ascendant démesuré d'une contrainte extérieure de type messianique, qui détiendrait le pouvoir d'expulser tous les conflits hors de la société, ouvre la voie à une «poussée décivilisatrice » dont les premiers symptômes sont la «diminution du contrôle possible des événements sociaux», l'«élévation du niveau global des dangers» et l'«abaissement conséquent de leur prévisibilité» (Mennell 1997: 222).

Durant son histoire, l'Allemagne vit une profonde transformation de l'«équilibre "nous-je"» (selon l'expression d'Elias, 1991a: 288-293 ; cf. Gabriel 2000: 76). Elle ne réussit pas à distinguer l'expérience du «je» de celle du «nous» pour valoriser la conscience de soi individuelle. Le soi demeure trop dépendant d'une «image du nous» continuellement ressentie comme dépréciée. Toutes les dérives nationalistes vérifient à des degrés divers ce postulat d'une identité narcissique blessée, rivée à un sentiment de déclin. Elles déplacent systématiquement le centre de gravité en proposant une image du «nous» substitutive. Le nationalisme fabrique des traditions et des mythes fondateurs dans le but de légitimer ses communautés de remplacement. Dans les Studien über die Deutschen, le mythe d'une «communauté authentique» qui se nourrit de l'affiliation entre le «sang bleu» et le «sang aryen» est décrit d'une manière équivalente. Il vient combler un appétit d'idéal réactif et en mal d'images d'appartenance. Cette lecture du basculement de l'histoire allemande dans la violence généralisée doit être rapprochée de l'interprétation que donne Elias, dans un recueil autobiographique, du phénomène de l'antisémitisme. Les «Notes sur les juifs en tant que participant à une relation établis-marginaux» complètent les simples suggestions des Studien über die Deutschen sur ce point. Elles prolongent la recherche parue en 1965 sur la communauté urbaine Winston Parva, près de Leicester, en l'appliquant au cas allemand. Dans ces «Notes», Elias explique l'antisémitisme dans les termes d'un déséquilibre de la «configuration établis-marginaux». Il remarque que la minorité juive est un groupe doublement marginal. Généralement, le groupe des marginaux se conforme à l'image négative que le groupe des établis a de lui. Le rapport de forces s'équilibre sur la base d'une identification des marginaux à cette image du «ils» que les établis se forgent afin d'asseoir leur cohésion. Mais la minorité juive se sentait plutôt protégée par l'égalité légale et économique qui était encore reconnue, malgré des discriminations sociales, à tous les citoyens allemands. Aussi ne s'est-elle pas conformée à l'image négative d'elle-même qu'on tentait de lui renvoyer. La cohérence interne de l'image du «nous» des établis, déjà fortement dévalorisée par les vicissitudes de son histoire nationale, s'est trouvée une nouvelle fois déstabilisée. La relative confiance des «outsiders» a affaibli indirectement le groupe des «established». D'où l'étroite corrélation entre l'incertitude du soi et le redoublement de l'antisémitisme : «moins on était sûr de son statut, plus on était antisémite» (1991b: 154-156 ; 1992 : 465 ; cf. Chartier 1998).

De ce point de vue, l'extension de l'antisémitisme relève d'une logique sociale de la paranoïa. Contre-image d'une image nationale fragilisée, l'antisémitisme radical procède au fond de la même structure d'esprit que celle qui invente la «légende du poignard dans le dos» pour nier la défaite de 1918, justifier le victimisme et construire plusieurs «images du nous» exclusives. L'oblitération du réel dessine une spirale de l'insécurité dans laquelle on ne fabrique des dangers nouveaux que pour mieux avoir à s'en protéger par la suite (1985b: § 5, § 6 ; 1992: 476, 481-482). Arrimée à ce «doublebind » mental, la «croyance irrationnelle» en une «race pure» gagne le pouvoir de déterminer l'action politique en incitant notamment les individus à placer leur image du «nous» du côté du dictateur. Dans un contexte où le contrôle extérieur s'affirme de plus en plus nettement, l'identification au pouvoir dictatorial est presque automatique. Malgré la division schizophrénique de l'univers entre d'un côté, une «race pure» et de l'autre, une population-ennemie qu'il faut exterminer car elle ne cesse d'augmenter, Hitler apparaît comme un «faiseur de pluies» qui connaît les moyens de sauver sa nation. Tandis que le sens de la responsabilité morale se résorbe lentement dans la «représentation magique» du sauveur, la paranoïa culmine dans la décision de «déshumaniser les outsiders» (1992: 500, 502 ; Fletcher 1997: 175).

2. Les premières pages de l'essai sur «l'effondrement de la civilisation» rappellent que le procès de 1961, dans lequel comparaît l'ancien lieutenant-colonel SS chargé de l'élimination de l'«adversaire» juif, a permis de réunir un ensemble exceptionnel de données chiffrées très précises sur la mise en œuvre méticuleuse de la «solution finale». Ces informations, qui ont révélé non seulement l'ampleur du massacre mais aussi son caractère abominablement gestionnaire, provoquent une sorte de réveil de la mémoire qui venge du même coup toutes les «victimes de l'histoire» si négligées en temps ordinaires. La mémoire est subitement remise au centre des débats. Elias ajoute malgré tout que les circonstances de ce retour du passé-présent n'ont pas empêché une certaine incrédulité de persister dans les esprits. Nombreux sont les Européens qui «ne voulaient pas croire que de telles choses aient pu arriver dans une société industrielle hautement développée, parmi des êtres civilisés. C'était leur dilemne fondamental ; c'est le problème du sociologue» (1992: 395).

L'hésitation à admettre la simultanéité de deux tendances contradictoires, en l'occurrence le progrès technique et la régression morale, s'enracine dans une vision de la civilisation qui motivait déjà l'indifférence des nations occidentales à l'égard du slogan de la «race pure». Selon Elias, on a trop considéré à l'époque que ce slogan était de l'«idéologie» qui n'annonçait aucun véritable danger mais qui exprimait bien plutôt, d'une façon détournée, le chaos des ambitions personnelles au sein du régime hitlérien. La croyance en la «race pure» jouait en quelque sorte le rôle d'un motif unificateur qui devait masquer le jeu des rivalités internes. Alors qu'elle induisait dans la société allemande toujours plus de mesures discriminatoires, on ne l'examina jamais pour ellemême. Elle fut toujours subordonnée à la logique politique des intérêts contradictoires dont chacun espérait qu'ils conduiraient graduellement le gouvernement vers sa faillite. Cette approche diplomatique du problème commet trois erreurs : elle suppose d'abord que même l'«idéologie» la plus explicitement violente ne quitte jamais l'ordre du discours ; elle méconnaît ensuite l'aptitude du chef charismatique à utiliser les tensions internes à son régime dans le sens d'un équilibre fonctionnel ; elle trahit enfin un indéfectible sentiment de «supériorité naturelle» (1992: 406 ; cf. 1969: 405-415 [à lire avec 1985a: 120-128]). Convaincus que la civilisation est «l'un de leurs attributs permanents», les contemporains de la montée en puissance du nazisme furent incapables d'envisager le passage à l'acte, l'exécution de la menace. Elias résume cet état d'esprit par une formule courte mais éloquente : «Einmal zivilisiert, immer zivilisiert» (1992: 408).

La formule d'Elias, que l'on peut aussi interpréter comme un Witz funèbre, laisse présumer que l'impossibilité des Européens à estimer le poids de la menace nazie ne vient pas seulement d'une tendance chronique à déréaliser la «croyance irrationnelle» de l'ennemi. Elle sous-entend que leur concept de civilisation est tributaire d'une fausse compréhension de l'évolution historique qui mélange les deux catégories du temps et de l'éternité. Tandis que le «einmal zivilisiert» suggère une condition antérieure de noncivilisation dont l'homme est sorti, la «cruauté des premiers temps» (1992: 394), le «immer zivilisiert» suffit à écarter la thèse d'une aube violente de l'humanité et avec elle, toute espèce d'historicisme. La civilisation devient un état abstrait, une valeur proche de l'absolu. Cette résorption du temporel dans l'éternel explique à la fois que l'Europe se représente comme le stade ultime d'un long mouvement ascensionnel et qu'elle s'identifie sans complexe à une sorte de rationalité causa sui, à la manière d'une seconde nature anhistorique. Les «nations civilisées» ne sont pas en mesure de prévoir la rechute dans la barbarie parce que la réapparition de cette image négative d'elles-mêmes viendrait contredire un dispositif figé de l'estime de soi.

La première tâche du sociologue consiste à lever les voiles de ce type d'autoaveuglement et à briser le charme de l'illusion d'une perfection immobile qui aurait été arrachée à la lointaine barbarie des premiers âges. Lorsqu'Elias affirme, à plusieurs reprises dans son œuvre, que la civilisation n'a pas de commencement et qu'elle ne connaît pas de «point zéro» (1975: 244, 273 ; 1994: 58-59), il récuse par avance les philosophies politiques qui pensent la civilisation dans les termes d'un dépassement maîtrisé de la non-civilisation, avec ou sans contrat, et qui repoussent du même coup l'idée de violence incontrôlable dans les caves oublieuses de l'origine (par où elles évacuent également le problème de son éventuel retour). La logique de la civilisation n'est de toute façon pas celle du passage de la barbarie à la politesse des mœurs mais bien celle d'une évolution contrastée des normes sociales de l'autocontrôle. Le «primitif» dispose d'emblée d'une «capacité de contrôle», même si son niveau est bas, et ce sont les équilibres entre les contraintes externes et internes qui se modifient durant le développement de l'humanité (1993: 105). Qu'il s'intéresse à l'individu, au groupe, à la société, à l'Etat, aux relations entre Etats ou encore à l'humanité elle-même, le sociologue observe que la civilisation est une alternance continuelle de mouvements ascendants et descendants qui ignorent résolument la «ligne droite» (1975: 210). Les tendances se croisent et induisent une série de conflits qui structurent le processus. Tout perfectionnement de l'autocontrôle est par exemple suivi d'une augmentation des peurs intérieures qui creusent la «fêlure horizontale» des individus (1975: 198). Le mouvement de l'autocontrôle ressemble «bien plus à une poussée de glaçons superposés, empilés, encastrés à la surface d'un fleuve, qu'à une couche de glace lisse et cohérente». Souvent, il «s'agglutine et s'égalise peu à peu en accord avec la structure de la société», mais il arrive que la cicatrisation des «plaies» psychiques ne s'opère pas. La faiblesse du Surmoi interdit alors le refoulement positif des pulsions qui ne manquent pas de resurgir dans le champ social. La «morphologie pulsionnelle» du processus de civilisation montre que celui-ci se partage entre des phases réussies et des phases d'«échecs» plus ou moins perceptibles. Comme l'écrit Elias : «la plupart des "civilisés" se tiennent sur une ligne médiane, entre ces deux extrêmes» (1975: 201).

Afin de prévenir les fautes de jugement sur le cours de l'histoire, Elias recommande d'accomplir le plus régulièrement possible un «effort spécifique d'autodistanciation » (1992: 7 ; 1985b: § 1). Dans l'introduction aux Studien über die Deutschen, il reprend les résultats de ses recherches sur l'«engagement» et la «distanciation» pour les appliquer d'abord à son propre cas. La démarche qui vise à séparer les deux fonctions de «participant» et de «chercheur» lui paraît d'autant plus utile qu'il se déclare lui-même «à demi-caché derrière les études ici publiées», tel un «témoin qui a vécu pendant près de quatre-vingt-dix ans les événements qui y sont analysés» (1993: 29 ; 1992: 7). Cette vie de témoin l'autorise à mobiliser quelques souvenirs personnels. L'exemple des deux professeurs dont les visages portent les traces de coups d'épée illustre la pérennité du duel dans la société allemande, l'épisode du meeting hitlérien auquel il assiste par volonté de comprendre le phénomène dévoile toute l'ambivalence des expériences collectives de la fascination, tandis qu'une discussion avec des étudiants, en 1932 à Francfort, confirme que certains groupuscules, bien qu'impréparés à l'usage de la force, ne songent qu'à abolir le monopole étatique de la violence (1992: 27 ; 1991b: 62 ; 1992: 290-291). La longue expérience du siècle épaule l'effort d'auto-distanciation qui est le propre de l'esprit scientifique. Elle l'alimente sans jamais le gêner.

Le travail de l'auto-distanciation est la clé de l'intelligence historique. Sur le plan autobiographique, c'est lui qui permet à Elias de se sentir «juif allemand» tandis qu'il échoue toujours, quarante ans après, à surmonter le deuil de sa mère disparue à Auschwitz en 1941 (1991b: 99). Sur le plan macro-historique, il pousse le sociologue à refuser, comme on l'a vu, la représentation disponible de la civilisation-état afin de ne pas succomber au mythe de l'impossible récurrence d'une violence dé-civilisatrice. Sur le plan inter-générationnel enfin, il invite la génération de l'après-guerre à ne pas délaisser la pénible «biographie» de son «habitus national». S'il est vrai que le développement d'une nation est comparable à celui d'un individu en cela que toutes les expériences du passé continuent d'influer sur celles du présent (1992: 233), l'individu ne peut esquiver l'héritage identifiant du groupe social ou national auquel il appartient. Mais quelle que soit la nature de cet héritage, la connaissance socio-génétique et psycho-génétique du passé demeure la condition nécessaire pour une catharsis réussie et un rééquilibrage des rapports avec le présent. Le devoir de la sociologie est de contribuer à ce «travail de mémoire» (1992: 28).

3. Tout au long des Studien über die Deutschen, Elias affiche sa volonté politique de participer à l'organisation d'un large débat sur la mémoire et l'identité nationale. Il assure néanmoins qu'aucun travail de mémoire ne pourra véritablement être mené si personne ne repose en toute objectivité le problème de l'image d'appartenance (1992: 530). Dans les Gedanken über die Bundesrepublik (parues dans Merkur en 1985 et republiées dans les Studien über die Deutschen en 1989), il rapproche les dysfonctionnements que connaît la société allemande contemporaine de l'incapacité du gouvernement à affronter publiquement cette question.

Pour Elias, la croissance économique de la République Fédérale Allemande des années 1960-1970 cache une crise d'identité principalement issue de la différence insurmontable entre les expériences de deux mondes, la génération de l'entre-deuxguerres et celle de l'après-1945. La noirceur du passé, qui interdit désormais toute identification avec une quelconque tradition, fournit la raison de l'appel à un humanisme révolutionnaire. Le marxisme joue le rôle d'une «boussole» (1992: 543). Il offre un nouveau décodage du monde qui explique le «fascisme» sans recourir aux vieux instruments mentaux des parents et des classes moyennes. C'est un principe d'orientation qui procure le sentiment que personne ne doit rien au passé. Mais les comportements se durcissent et une partie de la jeunesse militante apparente le gouvernement de Bonn à un Etat policier fasciste résurgent (1992: 536, 538).

L'engagement dans l'ultra-gauche activiste est vécu comme une libération à l'égard de l'héritage du nazisme. Il vise directement une société qui réserve à plusieurs anciens leaders SS une condition d'impunité durable. Le terrorisme radicalise le désir de se structurer en dehors de tout habitus national (1992: 520, 548). Dans les dernières pages de cet essai, Elias trace pourtant un parallèle d'ordre fonctionnel entre le groupe Baader- Meinhof et les menées extrémistes sous Weimar. Les divers mots d'ordre lui semblent exprimer une difficulté identique à se dominer dans les conflits avec l'adversaire et une propension voisine à décharger son ressentiment sur un ennemi globalement imaginaire. Dans les deux cas, la faible valeur de l'auto-contrôle ainsi que l'absence du réflexe de la négociation instaurent des situations analogues de «polarisation» de la violence. L'escalade des conflits, entre l'Etat qui échoue à imposer pacifiquement son autorité et les groupes armés qui refusent de parlementer avec le pouvoir, reflète l'incompatibilité de l'image individuelle du «nous» avec l'ensemble des normes communes. En ce sens, le terrorisme allemand répercute le traumatisme du national-socialisme. Il en est comme le lointain écho (1992: 538, 551 ; cf. Tabboni 1993: 83-85).

Dans les Beobachtungen zur Entwicklung der Menschheit am 40. Jahrestag eines Kriegsendes (publiées en 1985), Elias tente d'extraire la culpabilité inter-générationnelle de l'horizon du terrorisme. Il réoriente à cet effet le nécessaire «travail de mémoire» vers l'avenir. Il défend vigoureusement l'unification de l'Europe - être allemand, c'est également être européen - et plaide pour le développement d'institutions juridiques méta-nationales capables de poursuivre efficacement les responsables de crimes contre l'humanité et de diminuer le potentiel des conflits (1985b: § 24, § 14, § 18). Mais il remarque aussitôt que la logique de la guerre froide imprime une autre direction à l'histoire des nations. Le perfectionnement d'un appareil international neutre - allusion est faite à l'impuissance de la justice internationale - supposerait de rompre avec la conception antique d'une souveraineté illimitée qui rend les Etats intouchables. Le déblocage des procédures juridiques sur le plan mondial exigerait une autre culture politique. La guerre a beau être une «institution sociale», au sens où le réflexe de la haine ne vient que de l'habitude à trancher les conflits inter-étatiques par l'usage de la force, les Etats continuent de croire qu'il s'agit d'un attribut naturel de la condition humaine. Ces derniers pensent même de plus en plus avec la guerre. Très méfiant à l'égard de la tendance actuelle vers l'hégémonie, Elias rappelle néanmoins qu'aucune Pax romana n'est plus possible et que la conception dynastique selon laquelle la guerre apporte une sécurité est dorénavant illusoire. Les moyens de la mort ont considérablement changé. De nos jours, c'est le genre humain lui-même qui est menacé par la bombe atomique. Les analyses consacrées à l'«habitus national allemand» se prolongent ainsi par une méditation sur la «situation de l'humanité dans ce monde» : que signifie appartenir au genre humain dans un contexte de tension internationale suspendu à l'éventualité d'une destruction globale (1985b: § 2) ? Devant un tel danger, Elias inscrit le futur de la civilisation dans une «politique de modération de l'hostilité» et de réduction de la «défiance» entre les Etats (1985b: § 21, § 18). Il déclare son choix du parlementarisme, du «modèle occidental» et son espoir que la maison RFA rénove ses murs. A l'époque où il rédige ce texte, il ne prévoit pas l'effondrement des systèmes communistes mais il devine l'urgence d'une réflexion sur la responsabilité à l'égard de l'avenir et interroge, de manière significative à la fin de sa vie, la tradition littéraire et scientifique de l'utopie (cf. 1982).

Qu'il se penche sur le passé ou qu'il scrute le présent, le sociologue des configurations ne doute donc pas que la civilisation soit «une arme à double tranchant» (1975: 252). Il sait que le processus est fragile car la civilisation elle-même est «vulnérable» et «toujours en danger» (1992: 401, 225). L'époque contemporaine, et particulièrement l'histoire allemande, ont montré que le processus de civilisation n'est ni une philosophie de l'histoire monolithique, ni le système d'un bonheur collectif. Elle a révélé non seulement la synchronie des tendances progressive et régressive mais aussi la possibilité pour la «poussée dé-civilisatrice» de l'emporter au point d'invalider rétrospectivement tous les «standards explicatifs» (1992: 7, 403). L'incapacité à reconnaître à la fois la co-présence des deux tendances et la victoire de l'une d'entre elles illustre l'influence persistante d'une représentation dépassée de l'histoire unilinéaire. Elle traduit l'emprise intime d'une idéologie erronée du progrès. Il est certes difficile d'admettre que «notre manière civilisée de vivre» est le «résultat provisoire» d'un changement d'habitus, de la féodalisation à la centralisation (1975: 184), et qu'elle n'est pas à l'abri d'une involution. Pour autant, la civilisation ne bascule jamais d'un seul coup dans le «crime de masse» (1992: 394). Les phénomènes de «retour en arrière» sont précédés par des phases de changement en déséquilibre des normes sociales de l'autocontrôle qui accompagnent, parfois pendant longtemps, des phases de changement en équilibre. La disjonction, en l'occurrence le fort relèvement de la balance au profit de la contrainte extérieure, se produit notamment lorsque le processus induit des formes de l'habitus national dont il ne maîtrise pas le destin. Le processus de civilisation est ainsi régulièrement menacé par le développement en quelque sorte autonome de certaines de ses potentialités susceptibles de se métamorphoser en d'authentiques «processus de décivilisation ». L'incertitude du sens de l'évolution humaine provient très exactement de cette interminable concurrence des processus (1994: 59 ; cf. Martuccelli, 1999: 249- 251). Mais cette conscience de la fragilité élémentaire de l'histoire contribue en même temps à faire de la civilisation un effort, et non plus une évidence, qui doit affiner la perception du temps présent et éclairer les ténèbres du passé. Elle s'enracine dans l'expérience traumatisante de la montée du régime national-socialiste dont la signification dépasse les cadres restreints de l'analyse spécialisée : «Alors que le problème de la poussée de barbarie en Allemagne me brûlait sous les ongles, alors que j'écrivais mon livre sur la civilisation, il m'apparaissait comme totalement insuffisant de présenter cet effondrement du contrôle civilisateur comme un simple problème de politologie au sens de la doctrine des partis, on dirait aujourd'hui comme un problème de fascisme» (1992: 45). Les controverses autour des théories défendues par Elias sur la civilisation ont régulièrement négligé ce degré d'implication personnelle dans le contexte (cf. Linhardt 2001: 173). Un tel sentiment de la catastrophe à venir exprime pourtant une vigilance qui définit la tâche doublement historique et politique de la pensée sociologique. Il préconise d'évaluer avec justesse le moment de l'histoire où chacun se trouve, afin de mieux «savoir comment se présente - quand partant du présent, on se tourne vers le passé - la courbe de ce mouvement» (1975: 208).

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Source: http://www.cmb.hu-berlin.de/publi/pdf/Norbert%20Elias2.pdf